Il y a un refrain que chantait –si on peut appeler ça chanter- Jean Gabin : Maintenant je sais, je sais que je ne sais rien… J’aime bien Jean Gabin, il avait un gros nez, et dans la plupart de ses rôles il cabotinait (je dirais même il " gabinait ") mais quand même j’aime bien Jean Gabin. Surtout que lorsqu’il chantait ça, il avait au moins soixante dix ans et plus de voix, alors que quarante ans plus tôt, il montait sur les planches pour chanter des trucs polissons ou franchement couillons…
Je me souviens que lorsque j’étais au collège (je parle ici d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître : il faut avoir porté un badge " touche pas à mon pote " et tripé sur les jules de Sophie Marceau dans la Boum pour connaître ça), il y avait un sujet de dissertation qui m’avait inspiré : " un proverbe (africain ?) dit : chaque vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle" Commentez…
Et ici, je me souviens, comme dirait Georges Perec (que ne lisent pas mes grand parents) avoir étiré au kilomètre de bien pensantes considérations sur le savoir de nos anciens, la nécessité de les écouter nous transmettre leurs ancestrales connaissances et la sagesse qui forcément en découle, à nous jeunes (j’avais onze ans) qui pourrions bien en avoir besoin dans notre vie future. J’en avais fait huit pages ; c’était bien mignon : on aurait dit un de ces poèmes sur simili parchemin que l’on accroche parfois sous un cadre en faux bois à coté du portemanteau en inox… J’aurais pu le réciter la bouche en cœur, les mains derrière le dos ; c’est d’ailleurs ce que le professeur de français de l’époque m’avait demandé de faire -enfin seulement les douze lignes de la conclusion mais c’était déjà long ! Je m’en souviens, j’étais plus gonflée d’orgueil et de fierté qu’un pigeon à la saison des amours. A la qualité de ma diction je pense qu’il était déjà clair que je ne deviendrais pas Sarah Bernhardt, ni speakerine à la télé… (en même temps, on s’en fout, des speakerines, il n’y en a plus, maintenant)
Chaque vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle… Hein, ça c’est un sujet ! Il faut dire qu’à l’époque, et même au cours des années qui ont suivi, il m’est arrivé plus d’une fois de débattre de sujets littéraires avec mon grand-père. Enfin, débattre… Disons qu’il parlait, les yeux à demi clos et que j’écoutais (..la sagesse des anciens…) J’argumentais parfois avec audace, il m’écoutait avec fierté, et moi je gonflais les plumes comme le pigeon évoqué plus haut. C’était bien mignon…
Mais vingt ans ont passé, et plus d’une fois j’ai eu l’occasion de débattre à nouveau avec les anciens de ma famille. Or, alors que les échanges auraient pu s’enrichir, du fait que, plus mûre, j’étais plus à même d’apprécier la substantifique moelle des expériences de mes ainés et l’ancestrale sagesse qui avait décanté en eux, j’ai eu la surprise de constater qu’il n’en était rien. Mes années de Fac et d’études supérieures n’enrichissaient pas nos échanges, hélas, et tenter aussi souvent que possible de retrouver un peu de cette magie du savoir partagé ne m’a apporté que des déceptions : cette porte de mon enfance s’était refermée sans que je l’entende claquer derrière moi. J’aurais tant aimé, même me taisant, et faisant comme si je ne savais rien, fermer moi aussi à demi les yeux et retrouver quelques gouttes de ces heures d’enfant. Mais la magie s’étant évaporée, dans les mots des anciens, je trouvais à présent tout un tas d’approximations, de lieux communs, de jugements hâtifs. J’y trouvais surtout bien des zones non explorées, des questions sans réponses, des solutions qui ne pouvaient pas être les miennes, une expérience qui ne s’appliquait qu’à leurs expériences. J’y ai trouvé surtout beaucoup de peur. Serait-ce qu’en fait personne n’a la réponse à nos questions, sauf parfois nous même à condition qu’elles soient simples, ces questions ? Serait-ce que les vieux jouent à être des anciens aux yeux de leurs petits enfants pour se consoler de n’être plus que des vieux cons au regard de leurs enfants ? Lorsqu’un ancien ferme à demi les yeux pour laisser s’écouler des mots précieux, pense t-il, lui aussi aux anciens de son temps, ceux dont il croyait qu’ils avaient la réponse aux questions de la vie ? Ne tente t-il pas lui aussi de retrouver cette magie là, comme on fait renaître chaque année le Père Noël devant les enfants pour avoir encore un instant l’illusion d’y croire ? ? Quand un grand-père joue à l’ancien, n’est-ce pas son enfance qui lui manque ? Alors nous ne serions, vieux ou jeunes, que des humains apeurés et mélancoliques qui se touchent du doigt quelques secondes pour croire qu’il y a des choses qui ne sont pas comme nous, des choses qui ne vieillissent pas, qui ne meurent pas…
Un vieux qui tient la route..
Chaque vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle… Tu parles ! Un vieillard qui meurt, c’est un grand-père ou une grand mère qui meurt. Des fois ce n’est même plus quelqu’un pour quelqu’un d’autre ! D’ailleurs, si je devais, à ce jour, commenter à nouveau cette superbe maxime il est évident (surtout à la lecture de la première partie de ce texte) que mon avis sur la question aurait un peu évolué. Tiens, nous avons parlé du vieillard qui meurt. Parlons à présent de sa bibliothèque !
Puisque, au delà de ces illusions perdues, après lesquelles je pleurniche depuis une bonne cinquantaine de lignes, on met du temps à comprendre que lorsque nous vieillissons, les vieux vieillissent aussi. Vieux, ce n’est pas un état stable, c’est même tristement évolutif.
Et bien souvent, la bibliothèque du vieillard ne va pas en s’arrangeant, elle non plus. Bien sûr, par bibliothèque, l’auteur brillant de la maxime plusieurs fois citée, entend : une somme de connaissances, plutôt que les rayonnages de parchemins de la bibliothèque d’Alexandrie. Mais bon, comme la somme de connaissances, je viens d’en parler et encore, j’ai fait abstraction d’une partie non négligeable, la plus triste, desdites connaissances : celles qui concernent l’écran magique devant lequel la personne vieillissante dilue au fil des années les restes de son esprit critique et de sa culture d’autrefois dans le potage tiède et clinquant des potins de starlettes et les commentaire des non-évènements quotidiens. Parce que, l’âge avançant ne favorise pas le goût de la lecture ni la curiosité de découvrir autrui sauf par écran interposé -et encore !- il faut bien garder à l’esprit que le meilleur compagnon de l’Ancien d’aujourd’hui, c’est la télévision. Que souvent, la liste des petits amis de Nolwenn (Nolwen ? Bah, je m’en fous…) et des déboires de Jean-machin de la Star Académie deviennent un sujet incontournable du quotidien de l’Ancien. Moins d’une année suffit pour que Julien Lepers soit au vieillard plus proche que ses enfants (qu’il ne voit pas tous les jours, eux). Passé une certaine date limite, le sex-appeal de l’inspecteur Derrick ne se discute pas. Donc, je ne m’étends pas sur cette partie là de la bibliothèque de connaissance de la personne âgée.
Chaque vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle… ?
… Bon débarras.
J’en arrive, pour finir, au portrait de la bibliothèque moyenne du vieillard mort, c’est à dire, en général un meuble en bois (vrai ou faux) foncé (ou plaqué hêtre) de 1.80 m de haut, 70 de large et 35 de profondeur ciré ou non (suivant qu’il est vrai ou faux) et contenant foultitude de produit culturels tels que : 8 à 10 Sélection du Trimestre France Loisir (dont " Jamais sans ma fille ", " Le pavillon des cancéreux " parfois " le couple et l’amour " si nous avions à faire avec un vieillard polisson encore un peu alerte dans les années 80). S’y égare parfois un Goncourt des vingt dernières années, fruit d’un cadeau d’anniversaire hasardeux. Parfois aussi quelques romans d’amour comme il faut ou d’espionnage olé-olé à qui, faute d’avoir mieux à y mettre, on a fait les honneurs de la bibliothèque.. Ajoutons une ou deux biographies/ autobiographies de vedettes oubliées, peut-être un Max Gallo, deux Henri Troyat pour faire bon poids et le compte est bon. Un Astérix pour les petits enfants, en sus…
Donc, si c’est ça qu’on brûle à la mort du vieillard, rien d’irremplaçable non plus a priori.
Pourtant, ce qu’il y a surtout dans les bibliothèques des vieux, c’est des cadres avec les petits enfants bien peignés, vaguement crispé, roses et engoncés immortalisés à la chaîne par le photographe scolaire, trois soldats napoléoniens dont l’étain astiqué brille bourgeoisement, un machin en dentelle pour mettre dessous, une maquette de moto ou d’auto qui date des premiers mois du départ en retraite, une petite photo de quelqu’un qui est mort, enfant ou conjoint. Toute une vie, ce qu’on veut en montrer, ce qu’on veut en garder. Des envies d’être quelqu’un d’autre, des regrets du temps d’avant, la peur d’oublier ceux qui ne sont plus là, le besoin de dire qu’on a été, un peu…
Alors, oui, c’est vrai, cette bibliothèque là, qui ne nous aurait rien appris que nous n’apprendrons un jour, on peut la regretter. Et pour finir sur une considération bien pensante que n’aurais pas détesté l’enfant à la rédaction de huit pages que j’ai été, regarder cette bibliothèque-là, dépasser le premier mouvement d’ironie, de pitié ou d’ennui en la regardant me pousse à m’interroger : qu’aurais-je à mettre dans la mienne dans la dernière période de mes heures humaines, quand mes petits enfants viendront s’imprégner de ma sagesse ?
Tiens, je mettrais un arbre dans mon jardin, moi aussi
pour parler à mes petits enfants...